Premières Lignes #7

Sans doute le seul article de ce mois-ci – j’espère fortement me tromper mais vous avouerez que c’est mal parti ! – donc profitez-en ! Je rappelle le principe : Premières Lignes est un rendez-vous qui consiste à vous présenter les premières lignes d’une de nos lectures (en cours ou non :p). Ce rendez-vous – que je fais mensuel plutôt qu’hebdmadaire – a été créé par Ma Lecturothèque. Ce mois-ci j’ai décidé de vous présenter le premier chapitre d’Hazel Wood de Melissa Albert, un livre que j’ai très apprécié pendant mes vacances pour son univers et l’impression qu’il laisse quand on le referme (je pense qu’il faut le lire pour comprendre ^^’). Je vous met donc le premier chapitre que j’aime beaucoup. Profitez bien ! 🙂

***

   Althea Proserpine élève sa fille comme dans un conte de fées.
   Il était une fois une jeune fille appelée Anna Parks qui avait débarqué à Manhattan parmi la cohorte de rêveurs du milieu de ce siècle, sa valise pleine d’espoirs sous le bras. Un jour Anna Parks disparut de la circulation. Quand elle reparut ce fut pour acquérir une notoriété d’un genre curieux, éclatante par bien des côtés, ténébreuse par bien d’autres. Et puis elle disparut de nouveau cette fois-ci pour se retirer dans une demeure à tourelles au fond de bois obscurs, où elle vit à présent avec sa fille de cinq ans et son mari, issu de la noblesse. Désormais, elle ne sort plus de son conte de fées. Au téléphone, c’est une voix aussi séduisante que son célèbre cliché, celui où elle arbore une bague et une cigarette, qui répond. Je demande si je peux lui rendre visite, son rire crépite comme un whisky on the rocks. « Vous risqueriez de vous égarer avant d’arriver jusqu’à moi, me dit-elle. Il vous faudrait une bobine de fil d’or, ou bien des miettes de pain.»

« La reine de l’Hinterland», Vanity Fair, 1987

Si ma mère a été élevée dans un conte de fées, moi, c’est sur la route que j’ai grandi. Mon tout premier souvenir est celui de l’asphalte chaud sous nos roues et, du ciel bleu comme une rivière, qui défile à toute allure au-dessus du toit ouvrant. Ma mère dit que c’est impossible puisque notre voiture n’a pas de toit ouvrant, mais quand je ferme les yeux, c’est ce que je vois, alors je m’y accroche.

Nous avons sillonné le pays en long, en large et en travers dans notre vieille voiture increvable qui sent la frite, le café moisi, et la fraise artificielle depuis le jour où j’ai voulu faire goûter aux trous de la ventilation mon rouge à lèvres Fée Clochette. Nous avons vécu dans tant d’endroits, fréquenté tant de monde, que je n’ai jamais appris à me méfier des inconnus. Cette insouciance explique qu’à six ans, je sois montée dans une vieille Buick bleue conduite par un rouquin que je n’avais jamais vu de ma vie et que nous ayons voyagé ensemble quatorze heures durant – sans compter deux pauses pipi et une halte pancakes – , jusqu’à ce que les flics nous interceptent, alertés par une serveuse qui m’avait reconnu grâce à la description de moi qui passait en boucle à la radio.
À ce moment-là, j’avais déjà compris que l’homme n’était pas, comme il le prétendait, un ami de ma grand-mère, Althea, chargé de m’amener à elle. Cela faisait alors bien longtemps qu’Althea vivait recluse dans sa grande propriété, et je ne l’avais jamais ren- contrée. Elle n’avait pas d’amis, que des fans, et selon ma mère, cet homme était l’un d’entre eux. Un fan qui comptait m’utiliser pour approcher ma grand-mère.
Une fois le type identifié – un SDF qui avait volé une voiture à quelques kilomètres de l’endroit où nous séjournions, dans l’Utah – et qu’il avait été établi que je n’avais pas été agressée, ma mère avait décidé de ne plus jamais reparler de cette histoire. Elle ne voulait rien entendre quand je lui expliquais que cet homme était gentil, qu’il m’avait raconté des histoires et qu’à cause de son rire chaleureux, mon petit cœur de six ans voulait à tout prix croire qu’il était en réalité mon père, venu me chercher. On lui avait montré le rouquin en détention provisoire, derrière une glace sans tain, et elle avait affirmé ne l’avoir jamais vu auparavant.
Pour ma part, j’avais continué à croire quelques années qu’il était bien mon père. Quand nous avions quitté l’Utah, après son arrestation, pour loger quelques mois dans une résidence d’artistes aux abords de Tempe, j’avais eu peur qu’il ne parvienne plus à me retrouver.
Et pour cause. L’année de mes neuf ans, j’avais fini par accepter cette conviction secrète pour ce qu’elle était réellement : un rêve enfantin. Je l’avais donc rangée avec tout ce dont je n’avais plus besoin, vieux jouets, superstitions vespérales, vêtements trop petits. Avec ma mère, nous vivions comme des vaga- bondes : chez des amis, poussant leur hospitalité à bout, nichées dans des endroits précaires, puis nous reprenions la route. Nous n’avions pas le luxe de la nostalgie. Nous n’avions pas la chance de l’immobilité. Jusqu’à la mort d’Althea chez elle, à Hazel Wood, l’année de mes dix-sept ans.
Quand Ella, ma mère, reçut la lettre, elle fut prise d’un violent frisson. Avant même de l’avoir ouverte. L’enveloppe vert pâle portait son nom en imprimé, ainsi que l’adresse où nous résidions. Nous étions arrivées seulement la veille, et je me demandais bien comment le courrier avait pu nous trouver si facilement.
Elle saisit un coupe-papier à manche d’ivoire sur la table, car l’endroit que nous gardions appartenait au genre de personnes qui laissent traîner des morceaux d’éléphants assassinés un peu partout chez eux, pour faire classe. D’une main tremblante, elle éventra l’enveloppe par son milieu. Son vernis à ongles était d’un rouge si intense que son doigt semblait avoir été coupé.
Lorsqu’elle sortit la lettre, j’aperçus, par transparence, des phrases à l’encre noire, sans pouvoir les déchiffrer.
Ella émit un son inhabituel, comme un halètement de douleur tourmentée qui me coupa le souffle. Elle tenait la lettre si près de son visage qu’il prit une teinte verdâtre tandis qu’elle lisait et relisait le texte en remuant les lèvres. Puis elle la froissa et la jeta à la poubelle.
Dans cet appartement exigu de New York, qui sentait le savon français coûteux et le Yorkshire mouillé, il était interdit de fumer, mais Ella sortit une cigarette et l’alluma à l’aide d’un briquet de collection en cristal. Elle avala la fumée comme on boit un milk- shake, en tapotant du bout des doigts la grosse pierre verte qu’elle portait autour du cou.
– Ma mère est morte, dit-elle.
Elle souffla la fumée et toussa.
L’annonce me fit l’effet d’une bombe sous-marine. Une douleur lancinante me noua l’estomac. Cela faisait pourtant bien longtemps que je ne rêvais plus, des heures durant, à ma grand-mère. Cette nouvelle n’aurait pas dû m’attrister le moins du monde.
Ella s’accroupit devant moi, les mains sur mes genoux, les yeux brillants, mais sans larmes.
– Ce n’est pas… excuse-moi, mais ce n’est pas une mauvaise chose. Pas du tout. Ça pourrait tout changer pour nous, ça pourrait… Sa voix se fêla au milieu de sa phrase. Elle posa son front sur mes genoux et émit un sanglot. Un seul. Un son de désespoir qui appar- tenait à un ailleurs, un monde aux routes sombres et aux odeurs de feuilles mortes, pas à cette pièce illuminée, au milieu d’une ville bruyante et animée.
Ses cheveux, quand je les embrassai, sentaient le café de snack-bar et les volutes de sa cigarette qui s’élevaient dans les airs. Elle inspira, expira, et leva la tête vers moi.
– Tu sais ce que ça signifie pour nous ?
Je la fixai, puis je regardai la pièce où nous nous trouvions : somptueuse, étouffante, pas à nous.
– Attends. Tu veux dire qu’on hérite d’Hazel Wood ?
Le domaine de ma grand-mère, que je n’avais vu qu’en photo, résonnait dans mon souvenir comme le lieu d’une enfance alternative, imaginée. Une enfance fantasmée, dans laquelle je faisais du cheval et j’allais en vacances. C’était dans cette rêverie que je m’enfonçais quand j’avais besoin d’échapper aux bretelles d’autoroutes infinies, aux nouvelles écoles et à l’odeur des maisons inconnues. Je me transportais dans son monde lointain, peuplé de fontaines, de grandes haies et d’une piscine où l’eau miroitait tant qu’on était obligé de plisser les yeux quand on la regardait.
Mais la main osseuse de ma mère qui agrippa mon poignet m’extirpa des pelouses verdoyantes d’Hazel Wood.
– Bon sang, non. Pour rien au monde. Ça veut dire que nous sommes libres.
– Libres de quoi ? demandai-je, bêtement.
Sans répondre, elle se leva, jeta sa cigarette à moitié fumée dans la poubelle directement sur la lettre et sortit de la pièce sans attendre, comme si elle avait quelque chose à faire.
Aussitôt, je versai du café froid sur le feu qui avait démarré dans la poubelle et récupérai la lettre trempée. Les flammes en avaient consumé une partie, mais j’aplatis le reste sur mes genoux. Le texte était court, les espaces entre les mots irréguliers, comme un vieux télégramme.
On aurait dit que la lettre avait été écrite il y a longtemps. Elle avait même l’odeur du passé. Je l’imaginais bien avoir été tapée sur une vieille machine à écrire, comme celle sur la carte postale de Françoise Sagan que j’accrochais au-dessus de mon lit dans chaque endroit où nous habitions. Je humai l’odeur des cendres mêlée à celle d’un parfum suranné en scrutant ce qui restait de la missive. Très peu, en réalité : vous présentons nos sincères condoléances et : venez au plus vite.

Ainsi qu’un mot, un seul, abandonné au milieu d’un océan de papier brûlé : Alice. Mon prénom. Impossible de déchiffrer ce qui avait pu être écrit avant ou après. Rien d’autre que ça. Je jetai les lambeaux détrempés à la poubelle.

***

Je vous met ici la liste des participant.e.s à ce rendez-vous, liste tenue à jour par Ma Lecturothèque ! 🙂

La Chambre rose et noire
Songes d’une Walkyrie
Au baz’art des mots
Light & Smell
Chronicroqueuse de livres
Les livres de Rose
La couleur des mots
Lectrice assidue en devenir
Au détour d’un livre
Lady Butterfly & Co
Le monde enchanté de mes lectures
Cœur d’encre
Les tribulations de Coco
Bettie Rose Books
La Voleuse de Marque-pages
Le Monde de Callistta
Vie quotidienne de Flaure
Les mots de Junko
Sheona & books
Ladiescolocblog
Hubris Libris
Selene raconte
Les lectures d’Angélique
Pousse de gingko
Rattus Bibliotecus
Alohomora, blog littéraire
La Pomme qui rougit
Ma Petite médiathèque
Chroniques d’Acherontia
• Saveur littéraire
Aliehobbies
Ma Lecturothèque

Par Sophie.


9 réflexions sur “Premières Lignes #7

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