Premières Lignes #36

Bonjour à tous ! J’espère que le meilleur mois de l’année (aka le mois de février) a bien commencé pour vous. Aujourd’hui dans ce rendez-vous, j’ai décidé de vous parler des Noces de la Renarde de Floriane Soulas. De la même autrice, j’avais également lu Rouille, son premier roman qui fut une belle découverte. Je n’ai pas encore fini les Noces de la Renarde et malgré le fait que l’univers soit très différent de Rouille, j’ai retrouvé le style de l’autrice et une ambiance bien particulière avec des chapitres entre passé et présent. Pour le moment, j’aime beaucoup ma lecture et j’espère que la fin restera dans la même lignée !

Petit Rappel : Ce rendez-vous a été créé par Ma Lecturothèque pour faire découvrir les premières lignes d’un livre, souvent notre lecture en cours. Il est censé être hebdomadaire mais je le fais mensuel par commodité avec mon rythme de lecture. La liste des participant.e.s se trouve comme d’habitude en bas d’article.
Sur ce, bonne lecture 🙂

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1

1467, province d’Izumi, Japon.

La forêt prenait ses premières respirations de soleil. Des flancs de la montagne, encore chargée de l’humidité de la nuit, s’élevait un brouillard languide. Les écharpes de brume s’effilochaient au sommet des arbres sous les premières lueurs du jour. Assise sur un rocher, les pieds nus sur la mousse humide, Hikari admirait la vallée en contrebas. Un vent frais vint se perdre dans ses longs cheveux défaits. Elle était restée longtemps immobile à attendre le matin et, comme pour la remercier de sa patience, un subtil arc-en-ciel se dessina. Elle huma l’air matinal. L’hiver approchait. Elle le sentait dans la rosée du matin qui cristallisait le long de ses bras et dans les ramures dorées des ginkos sauvages qui tranchaient au milieu des nuances de vert de la forêt. Elle remua les pieds pour les désengourdir de sa longue attente. Son kosode1 de soie, qu’elle portait négligemment retenu par une fine lanière de tissu, glissa le long de ses cuisses et dévoila ses jambes nues.
Hikari tendit l’oreille. Au creux de la vallée, les fumées d’un village s’élevaient en longs serpents sinueux. Le jour était à peine levé et déjà les hommes du village s’activaient. Portés par la rumeur de la montagne, son ouïe perçante distinguait les murmures lointains de leur vie si différente, les chants des bûcherons qui partaient la cognée sur l’épaule, les bruits des animaux dans les étables.
Elle plissa les yeux pour percer forêt et brouillard jusqu’à ces hommes et ces femmes si différents d’elle. Elle les enviait. Elle avait vu le hameau se construire à partir de rien et prospérer contre toute attente. Elle l’observait depuis si longtemps, il lui était devenu presque familier. Ses coutumes, ses joies et ses peines, à mille lieues de la vie du clan au cœur des bois, l’attiraient inexorablement. Hikari se pencha encore un peu plus. Elle frissonna dans la soie fine sur laquelle s’envolaient des hérons sauvages.
Un craquement lointain, presque inaudible mais reconnaissable entre mille, retint son attention. La brisure nette d’une branche sous une course légère et sauvage. Une silhouette émergea d’entre les troncs et s’installa près d’elle. La nouvelle venue leva son visage juvénile vers le ciel et prit une profonde inspiration, les yeux clos, savourant l’instant. Ses longs cheveux ébène cascadaient sur ses épaules, retenus entre les omoplates par un nœud d’une blancheur immaculée. Hikari savait leur douceur inégalable. Ses yeux glissèrent sur la bouche, petite et fine, les pommettes hautes et les yeux semblables à deux traits de pinceau délicats sur son visage pâle. Elle sourit, heureuse de la présence de cette amie, chère à son cœur. À son tour, elle exposa son visage, ferma les yeux et laissa le soleil lui réchauffer la peau. Dans le lointain, les chocs des premiers coups de hache leur parvenaient, assourdis par la distance.
— Akane, salua finalement Hikari sans la regarder.
— Je t’ai cherchée toute la nuit, murmura Akane. Où étais-tu ?
— Je chassais, dit-elle en désignant les lièvres à ses pieds. Je suis venue attendre le lever du soleil. Il a plu très tôt et un magnifique arc-en-ciel est apparu.
Un silence tendu s’étira entre les deux femmes. Hikari pouvait sentir les doutes de sa sœur, son regard lui brûlait la nuque. Elle n’était pas dupe.
— Qu’est-ce que tu leur trouves ? demanda finalement Akane avec colère, en désignant le village en contrebas. Ils sont lourds, patauds, barbares. Ils tuent la forêt, un arbre après l’autre.
— Je les trouve intéressants.
— Ils ne sont pas comme nous, ils sont faibles, asséna Akane.
— J’aime leur côté éphémère, toute cette énergie qu’ils dépensent pour le peu de temps qui leur est imparti. Il y a une certaine beauté dans leur faiblesse, comme tu dis.
— Tu devrais faire attention. Ces hommes-là ont beau prier les dieux, qui sait de quoi ils sont capables ? Si Ino découvre que tu es descendue au village…
Hikari sentit l’aiguillon de la peur lui mordre le ventre. Si ses escapades arrivaient aux oreilles de la cheffe de clan, la sanction serait exemplaire. Ino attendait depuis trop longtemps une excuse pour asseoir sa supériorité. Elle se tourna à demi, juste assez pour apercevoir le visage contrarié d’Akane par-dessus son épaule.
— Tu ne lui diras rien, n’est-ce pas ? murmura-t-elle.
— Non, répondit Akane après un silence. Sois juste prudente.
Hikari acquiesça, le cœur serré. Elle savait qu’Akane ne la trahirait pas, tant qu’elle ne mettait pas le clan en danger. Elle se concentra à nouveau sur la chaleur le long de son cou, jusqu’à ce que le regard qu’Akane posait sur elle la mette mal à l’aise. À regret, elle rouvrit les yeux et se confronta aux prunelles inquisitrices. Une excitation perceptible animait les traits de sa sœur de clan. Elle fronça les sourcils.
— Il s’est passé quelque chose, devina-t-elle. Parle !
— Ino a reçu un message du clan du versant nord. Le mariage de Rika aura lieu dans un mois, répondit Akane avec enthousiasme. Les invitations vont partir dès aujourd’hui.
Un grand sourire fleurit sur les lèvres pleines de Hikari. Elle se leva d’un bond et Akane fit de même. Elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, riant à gorge déployée.
— C’est formidable ! s’exclama Hikari. Rika doit être si heureuse.
— Et si vite ! Un mois, c’est presque demain. Les préparatifs ont déjà commencé, nous avons besoin de tout le monde. Je suis venue te chercher.
— Allons-y vite, répondit Hikari. Je dois féliciter Rika dans les formes.
La jeune femme pivota, attrapa le butin de sa nuit et se mit en marche, accompagnée d’Akane. Celle-ci la dépassa en courant sur le sentier à peine tracé, et Hikari la regarda disparaître entre les arbres. La nouvelle la rendait euphorique. Ce genre d’union était rare et l’occasion de grandes fêtes qui unissaient les clans éparpillés dans les montagnes. Un lien inaltérable, toujours utile pour les petits dieux déstabilisés par les guerres humaines, allait se créer. Être choisie était un honneur et une grande responsabilité, elle n’osait pas imaginer l’état dans lequel devait se trouver Rika.
Ino avait envoyé leur proposition d’unir une de leurs filles à l’un des hommes du clan du versant nord d’Izumi voilà plusieurs lunes, et Rika se rongeait les sangs dans l’attente d’une réponse. Les mâles de ce clan étaient réputés pour leur force et leur longévité, ce qui faisait de cette alliance une aubaine inespérée. Maintenant que la demande avait été acceptée, elles devraient être à la hauteur de la confiance qui leur était accordée. Et cela commencerait par un mariage grandiose, dont la préparation prendrait de longues semaines et réquisitionnerait tout le clan. 
Alors qu’elle s’enfonçait dans les bois à la suite d’Akane, un grondement secoua la montagne. Hikari se figea sur place, tandis que l’arbre abattu craquait. Une longue plainte déchira la tranquillité du jour nouveau et s’acheva dans un coup de tonnerre quand le tronc heurta le sol. Un nuage de moineaux se dispersa dans les cieux. Elle resserra les amples manches de son kosode autour d’elle et ne put se retenir de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule avant de se remettre en route. Quelque part dans la forêt, elle entendit une chanson offerte par les bûcherons en guise de prière à l’arbre terrassé. 

***

Liste des participant.e.s :

• Lady Butterfly & Co
• Cœur d’encre
• Les tribulations de Coco
• Ladiescolocblog
• Aliehobbies
• Ma petite médiathèque
• Pousse de ginkgo
• À vos crimes
• Le parfum des mots
• Ju lit les mots
• Voyages de K
• Ma Lecturothèque
• Les paravers de Millina
• Mon P’tit coin de lectures
• Critiques d’une lectrice assidue
• sir this and lady that
• Livres en miroir
• 4e de couverture
• filledepapiers
• Les lectures de Marinette
• Chat’pitre

Par Sophie.


4 réflexions sur “Premières Lignes #36

On en discute ? ;)