Premières Lignes #15

Hello à tous ! J’espère que votre été se passe bien et surtout que vous faîtes de belles découvertes livresques ! 🙂 Pour ma part, je me suis enfin lancée dans une recommandation de longue date de Nina : le dytique Aeternia de Gabriel Katz. Nina me le conseillait depuis deux ans maintenant et je dois avouer qu’après avoir fini le premier tome, elle avait raison ! J’enchaîne donc avec le deuxième mais j’en profite également pour vous faire découvrir les premières lignes de La Marche du Prophète (alias le tome 1). Si vous voulez en savoir un peu plus, les deux chroniques de Nina sur le sujet se trouvent juste ici et .
Avant de vous laisser avec le début de cette histoire, je vous rappelle le principe de ce rendez-vous créé par Ma Lecturothèque. Il s’agit de présenter les premières d’une de ses lectures, normalement toutes les semaines mais je préfère le faire tous les mois. La liste des participant.e.s se trouve en bas d’article. Bonne lecture 🙂

***

Respirer. Ne plus penser à rien. Sentir sous ses doigts le manche rugueux de la hache, planter son talon dans le sable de l’arène, fermer les yeux et attendre. Oublier le murmure de la foule, la chaleur qui montait du sol, le claquement des bannières au sommet des gradins. Se recueillir, comme pour une prière. Un rituel si familier qu’il en devenait presque apaisant, quelques secondes à peine avant le choc des armes. Mais, cette fois, Leth Marek ne put s’empêcher d’ouvrir les yeux, car c’était la dernière.
Sans se détourner de la herse qui se levait devant lui, il embrassa du regard cette arène qu’il connaissait si bien, la grande arène de Morgoth, avec ses murs hauts de six mètres, ses gradins noirs de monde et ses statues monumentales aux visages érodés par le temps. Des dieux oubliés, qui avaient vu tomber la pluie, la neige et les hommes, pendant des siècles… Cette arène était là depuis toujours, bien avant la ville, quand Morgoth n’était encore qu’un village, quand la mémoire des hommes ne se transmettait que par les récits des anciens.
Dans la tribune princière, protégée du soleil par un dais de velours écarlate, une cinquantaine de notables s’entassaient dans un espace prévu pour dix. Et dans les gradins, la populace débordait, refoulée par vagues dans les escaliers, tandis que les plus audacieux se hissaient sur le socle des statues. Car tout le monde voulait assister à la chute du dernier champion de Morgoth.
Leth Marek plissa les yeux. Son titre lui offrait la place d’honneur, face à la tribune, mais à cette heure il était aussi face au soleil, et ce détail pouvait lui coûter la vie. Là-bas, piétinant d’impatience sous la herse qui se levait, son adversaire attendait. Agvarion. Le fameux Agvarion. Le prodige, l’imbattable, la coqueluche de Morgoth, celui que les nobles s’arrachaient, le couvrant de cadeaux, de bijoux et d’honneurs. Un conseiller du palais l’avait pris sous son aile, finançant son équipement et même une magnifique demeure, avec écuries et domestiques. Avant même qu’il n’emporte le titre… Les temps avaient bien changé.
À l’instant où Agvarion fit enfin son entrée dans l’arène, le bourdonnement de la foule se transforma en clameur. Il était impossible de distinguer son visage à contre-jour, du reste il rabattit sa visière avant de saluer lentement, bras croisés sur sa poitrine. Ce seul geste enflamma l’assistance, et le mot de « champion » se mit à courir comme un incendie de forêt. Pour ce jeune loup aux dents longues, c’étaient les dernières secondes d’une longue année d’attente, plus de quarante combats au cours desquels – disait-on – il n’avait jamais été blessé. Il avait fait tomber, un à un, tous les grands noms du moment. Entre lui et le titre, il n’y avait plus que Leth Marek.
Dangereusement penchés au-dessus du vide, les spectateurs des premiers rangs lui hurlaient des encouragements et la princesse, se levant de sa cathèdre au mépris des convenances, se mit à applaudir avec enthousiasme. Leth Marek eut un sourire désabusé : ces gens oubliaient qu’hier encore c’était à lui qu’on jetait des bouquets de fleurs.
Agvarion dispersa les pétales de rose d’un coup de botte, assura son petit bouclier et fit jouer le soleil sur le tranchant de son épée. Plastron de cuir recouvert d’écailles, épaulières, jambières de métal… Il arborait naturellement le dernier équipement à la mode, comme le petit jeune qu’il était. Tout le contraire de Leth Marek, avec sa lourde armure martelée à l’ancienne, et son casque si imposant qu’il reposait sur ses épaules. À quarante ans passés, il n’était plus temps pour le champion de Morgoth de se mettre aux nouvelles techniques de combat, rapides, mobiles… Du reste, il n’avait que mépris pour les sautillements et les esquives. Pour lui, un combattant digne de ce nom économisait son souffle, ses mouvements, et privilégiait la défense, car le meilleur des guerriers ne vaut rien une fois mort. C’était aussi pour cela que la hache à deux têtes était restée son arme de prédilection, à l’heure où la jeune génération ne jurait plus que par l’épée. Lente et lourde, la hache restait le meilleur moyen de clouer un adversaire au sol.
Le jeune loup lança à Leth Marek quelque chose qui ressemblait à une menace, mais sa voix fut couverte par les acclamations. Faute de se faire entendre, il lui montra son majeur, ce qui fit rire jusqu’aux nobles de la tribune. Mais le champion ne cilla pas. Il avait trop de métier pour céder à la provocation. Dans quelques secondes, on entendrait grincer les chaînes, les herses retomberaient comme un couperet, et les deux combattants marcheraient l’un sur l’autre.
Leth Marek chercha du regard sa petite tribu, traditionnellement placée sous la statue aux deux épées, mais n’y vit que des inconnus. Bien sûr, il aurait dû y penser ! Le personnel de sa maison n’avait pas les moyens de s’offrir une place en finale, et aucun d’entre eux n’avait osé lui demander d’intervenir. Intendant, palefrenier, armurier, lingère et jardinier, tous ces gens qui avec les années étaient devenus sa famille devaient s’agglutiner au-dehors, avec le reste de la populace. Écrasés contre les grilles, comme du bétail à l’abattoir… Car les places les plus communes, qui valaient rarement plus de cinq écus au plus fort de la saison, s’étaient vendues cent écus pièce.
Enfin, le coup de gong, et le fracas des herses qui s’abattaient dans le sol.
– Que la Grande Déesse protège le futur champion ! cria le maître de cérémonie du haut de la tribune.
À entendre la foule qui scandait le nom d’Agvarion, l’affaire était jouée d’avance, mais Leth Marek comptait bien lui rendre la victoire difficile. À cet instant, il regrettait un peu l’accès de fierté qui l’avait poussé à conserver son titre pendant des mois alors que le challenger massacrait un à un les meilleurs combattants de Morgoth. Il aurait eu dix fois la possibilité de se retirer invaincu, sans s’imposer ce dangereux dernier combat…
Agvarion avançait en crabe, l’épée levée, le bouclier plaqué sur son flanc gauche. Une posture étrange, très basse, qui serait un jour sa signature s’il devenait champion à son tour, et qu’il enseignerait à de jeunes élèves fortunés. De la pointe de l’épée, il vint taquiner le bout de la hache de son adversaire avant de retirer prestement sa lame.
– Bouge, grand-père ! ricana-t-il, et les premiers rangs durent l’entendre car il y eut des rires et des applaudissements.
Le sarcasme n’avait duré qu’une seconde, mais, en arène, il n’en fallait pas plus. Campé sur ses appuis comme une statue de marbre, Leth Marek abattit sa hache si brusquement que son adversaire fut contraint de lui opposer son bouclier. Le coup résonna comme le gong et le jeune loup, projeté en arrière par la violence du choc, s’emmêla dans ses jambières et chuta lourdement sur le dos. Un deuxième coup lui arracha son épée et, tandis qu’il tentait une ultime roulade pour se remettre debout, Leth Marek pivota lentement sur lui-même, la lame haute, prêt à l’abattre une dernière fois.
– Non ! rugit Agvarion, comme s’il avait le choix.
La lourde hache à deux têtes le frappa entre les omoplates, écrasant les os, le cuir et les écailles de métal. Un instant plus tard, le sable de l’arène se gorgeait de sang.
– Gloire à Leth Marek, champion de Morgoth ! clama le maître de cérémonie dans un silence terrible.
Soudain, les acclamations. On criait, on riait, on applaudissait, tout d’un coup Agvarion n’était plus qu’un mauvais souvenir. Les trompettes résonnèrent, et les plus fortunés se mirent à jeter – comme le voulait la tradition – des poignées de pièces dans l’arène, censées apporter la fortune au nouveau champion. Désormais, plus aucun combattant ne les ramassait, on les récoltait pour les pauvres, les veuves de l’arène et la bière du petit personnel.
Sans se donner la peine de saluer ce public qui l’avait renié et l’acclamait à nouveau, sans même un signe à l’adresse du prince de Morgoth, Leth Marek posa un pied sur le dos du challenger, tira un coup sec pour dégager sa hache, et marcha tranquillement vers la herse qui se relevait. La foule, cette girouette, scandait son nom.

***

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Par Sophie.